Tout négociant qui commercialise des produits en édition limitée sur internet est dorénavant confronté à des robots de scalping, également connus sous le nom de « scalping bots », « shopping bots » ou « buying bots ». Ces robots utilisent des méthodes automatisées pour dresser en quelques secondes un inventaire complet des marchandises d’un site marchand, les sécuriser dans un panier d’achat et clôturer le processus de paiement en une fraction du temps nécessaire à tout acheteur ordinaire.
Ces acheteurs ordinaires, qui ne parviennent donc jamais à être plus rapides que les bots dans les files d’attente de règlement de commande se retrouvent à faire les frais d’un processus pénalisant le juste et équitable accès aux produits souhaités, tant ils sont incapables de rivaliser avec la vitesse à laquelle les scalping bots exécutent leurs transactions.
Les « scalpers » remettent par la suite ces biens en vente sur le marché secondaire, à l’instar de sites de vente d’occasion comme Ebay ou Leboncoin, pour réaliser de fortes plus-values.
Non content de pénaliser l’acte d’achat client et de malmener les services informatiques des commerçants, ces scalping bots font également office de cauchemar pour les lancements de produits des industriels qui font alors l’objet de polémiques certaines, à travers le mécontentement généralisé et fastueusement exprimé des usagers des sites e-commerces sur les réseaux sociaux.
Ne nous y trompons pas, tous les acteurs de la chaîne de valeur commerçante sont tour à tour jugés responsables des dysfonctionnements. Qu’il s’agisse d’accuser les plateformes e-commerces d’avoir manqué à leurs obligations de mises en œuvre d’une politique de sécurisation des actes d’achats via un parcours client classique et donc de détection et de prévention des scalping bots, ou qu’il s’agisse d’accuser, dans le meilleur des cas, l’industriel d’imprévoyance dans la fabrication ou la gestion de ses stocks, et dans le pire, d’avoir lui-même organisé la rupture de ses stocks au profit d’une stratégie marketing d’influence visant à susciter l’engouement pour ses produits, tous sont aux yeux des consommateurs présumés coupables.
L’esprit de nuance n’étant plus de mise, faute réelle ou négligence conduisent de la même façon à l’échafaud médiatique.
UNE SITUATION AGGRAVÉE PAR LA PANDÉMIE COVID-19
Bien que le problème posé par le scalping ne soit pas nouveau dans l’industrie du jeu vidéo, il est à considérer que le problème aura été particulièrement impactant en 2020 en raison des contraintes de production et des retards d’expédition dus à la pandémie COVID-19.
Les scalping bots manipulent et faussent ainsi la chaîne de l’offre et de la demande et créent un avantage injuste sur le marché, en préétablissant une pénurie des produits convoités, tels que la prochaine génération de consoles de jeux et de composants informatiques, puis les revendant à des prix majorés. Parmi les exemples récents, la carte graphique RTX 3080 de Nvidia, la PlayStation 5 ou encore la Xbox Series X auront toutes été vendues presque immédiatement.
Ces consoles et composants informatiques réapparaissent ensuite sur d’autres portails d’achat, certains avec des marges bénéficiaires allant jusqu’à un multiple du prix d’origine.
Afin de contrer ces procédés, de nombreux e-commerçants investissent dans des logiciels de détection de bots. Mais si des actions préventives de scalping bots sont bloquées, leur volume comme la technicité de leur programmation ne permettent pas encore de prévenir toute tentative. À titre d’exemple, Jerry GEISLER, responsable de la sécurité informatique chez Walmart, indiquait que plus de 20 millions de tentatives avaient été bloquées le 25 novembre dernier, jour de commercialisation de la Playstation 5, en seulement 30 minutes. Ce qui n’aura pour autant pas empêché les bots de l’emporter.
Il est à noter que le procédé aura en effet vu son utilisation augmenter exponentiellement avec la crise sanitaire. Diminution de l’emploi et augmentation du temps libre auront conjointement poussé nombre d’individus, majoritairement des hommes de 18 à 30 ans, à se saisir de l’opportunité pour développer de nouvelles activités de revente en ligne et ainsi tirer un avantage financier de la perturbation des chaînes d’approvisionnement. Et le phénomène va grandissant, le marché secondaire de la revente via scalping bots représente d’ores et déjà plusieurs dizaines de milliards de dollars de revenus.
UNE APPRÉCIATION JURIDIQUE ENCORE FLOUE
Contrairement aux Etats-Unis, qui en 2018, ont adopté la Stopping Grinch Bots Act afin d’interdire l’accès détourné ou forcé aux sites internet (lequel permet aux scalpers d’accaparer les stocks de produits), l’Union Européenne ne s’est pas encore totalement saisie du sujet.
La directive récemment énoncée par la Commission (directive 2019/2161 du 27 novembre 2019) limite le phénomène à la billetterie d’évènements (sportifs et culturels) et à la protection du consommateur.
La France, quant à elle, n’a pas encore transposée cette directive, et entretient donc un grand flou juridique sur la question.
A notre avis, le phénomène pourrait logiquement être intégré en tant que composante de la concurrence déloyale (notion qui est d’ailleurs une construction jurisprudentielle qui s’est adaptée aux différentes formes de distorsion de la concurrence apparue au fil des décennies).
Le bot scalping pourrait a minma être rapproché d’une rupture de l’égalité dans la concurrence (avec d’autres revendeurs), et surtout – pour le constructeur, ou pour le distributeur – d’une pratique de parasitisme : le scalper se place en effet dans le sillage du constructeur et du distributeur afin de bénéficier de leurs investissements en recherche-développement, production, de leurs dépenses marketing et/ou de leur effort commercial.
Ce faisant, il deviendrait possible de réclamer aux scalpers les bénéfices retirés de leur faute lucrative. Rappelons qu’il s’agit – dans le monde- d’un marché a plusieurs milliards de dollars (en 2019, le bot scalping générait ainsi 40% de l’ensemble du trafic lié à la billetterie en ligne – marché qui culminait alors à 10 milliards de dollars), qui se caractérise par de très fortes marges (les billets sont revendus trois fois leur prix).
A cet égard, le bot scalping présente une certaine similitude avec les pratiques de contrefaçon qui sévissent sur des marchés de morphologie similaire.
Cette approche semble en tout cas la plus directement applicable dans le cadre d’une réparation du préjudice, au risque de la sous-estimer dans certains cas.
Au-delà, de ses investissements en communication parasités par le scalper, un distributeur peut en effet également souffrir d’un avilissement de son image de marque (concomitamment à celui de l’ensemble des sites e-commerce) auprès de l’internaute échaudé d’avoir payé un produit trois fois son prix.
Autre exemple, cette-fois ci spécifique au secteur du jeux-vidéo : nombre d’acteurs, à commencer par les constructeurs de consoles eux-mêmes, comptent sur les jeux pour réaliser l’essentiel de leur marge. Le lancement et la diffusion de nouvelles consoles constituent donc un début de cycle, un indispensable préalable à l’essentiel de la production d’une génération.
Or, les scalpers, en faisant de la rétention de produits, pour gonfler leur marge de revente, tiennent des consoles inactives et minimisent donc les jeux vendus par le reste de l’industrie. En outre, certains éditeurs et développeurs attendent qu’un parc de consoles suffisamment important soit installé pour lancer des développements.
Bien évidemment, les techniques de chiffrages spécifiques à la contrefaçon – dont la jurisprudence considère depuis peu qu’elles sont applicables à certains cas de concurrence déloyale – pourraient permettre de demander réparation, et de la faute lucrative commise par le scalper, et des préjudices plus classiques (perte subies et gains manqués) subis par les victimes.
Ceci dit, l’entendue des conséquences négatives du bot scalping interrogent sur une éventuelle classification en tant que pratique anticoncurrentielle.
A l’instar d’un abus de position dominante ou de pratiques de cartel, le bot scalping se caractérise, en effet, par de multiples dommages infligés à l’économie d’une branche (en l’occurrence augmentation du prix de vente supporté par le consommateur, diminution du parc de consoles installés, des jeux vendus et mis en développement, perte de confiance envers certains distributeurs).
Le sort réservé aux pratiques anticoncurrentielles, sanctionnées par l’Autorité de la Concurrence en plus des réparations pouvant être demandées par les victimes, constituerait donc également une piste intéressante.
Au reste, précisons que le bot scalping se rapproche, dans une certaine mesure, de ce que l’Autorité de la Concurrence, qualifie comme une « entente implicite » ; laquelle existe, par exemple, lorsque, sans qu’il y ait eu rencontre préalable, les plus petits producteurs d’une industrie suive la politique décidée par les leaders du marché.
De la même manière, les bot scalpers accaparent les produits stockés par les distributeurs afin de les revendre 2 à 3 fois plus cher.
Le présent combat entre les acteurs de l’industrie du jeu vidéo et le parasitisme provoqué par le marché illicite n’est pourtant pas le premier.
La fin de la dernière décennie voyait en effet déjà la consolidation d’un marché illicite, celui de la distribution digitale de jeux vidéo à travers le développement de plateformes web affiliées aux marchés gris. Ces plateformes, qui ne disposent d’aucun accord de distribution avec les ayants droits, sont pourtant en capacité de se procurer et de commercialiser des clefs d’activation via des sources détournées, tout en bénéficiant somme toute largement de la passivité des ayants droits et de leurs autorités fiscales de tutelle.
S’il est encore trop tôt pour en mesurer les conséquences, le nouveau parasitisme dont fait ainsi ici les frais l’industrie vidéo-ludique la renvoie à ses succès. Celle-ci générant un montant record de 300 milliards de dollars de revenus en 2020 pour plus de 2,7 milliards de joueurs, les préjudices du développement de ce nouveau marché illicite n’en seront que plus dramatiques pour les acteurs de la chaine de valeur, ayants-droits et distributeurs.
A Versailles, le 14 mai 2021
Dorian FORGET – Consultant senior, The Pawn
Arnaud CLUZEL – Consultant senior, Æque Principaliter
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